SCRATCH-LEG

Tony était dans de sales draps. C'était midi. La pastèque s'échauffait, prête à l'écrabouiller. Mais il n'y faisait pas attention. Il ramassa de la poussière, la répandit sur sa peau transpirante, se secoua pour faire tomber le sable qui n'adhérait pas, porta ses fanes en avant, enfonça un peu sa racine dans le sol pour être plus stable, pencha le collet et attendit fermement la pastèque. Celle-ci, avec ses oscillations moqueuses, avait l'air de mépriser son adversaire. Soudain, elle se précipita sur lui et le heurta de plein fouet. Le choc fit entendre, au loin, un bruit sourd. Après quoi la pastèque reprit son air fat et se mit à se trémousser insolemment. A demi scratché, Tony comprit qu'il fallait d'abord rompre et, après avoir ainsi éprouvé la puissance de son adversaire, ne pas aborder cette masse monstrueuse et féroce, mais ruser avec sa force brutale et en venir à bout avec la prise ritchi. Aussitôt, il fit semblant d'avoir été plus éprouvé qu'il ne l'avait été en réalité et laissa découvert l'autre côté de son bulbe pour que la pastèque attaque. Ce qu'elle fit. Lui, céda sous le choc et fit mine de basculer en avant, fanes contre terre. Comme si la victoire était déjà acquise, la pastèque, plaine d'audace, s'élança sans précaution pour l'écrabouiller une bonne fois, lorsque soudain, Tony se jeta sur elle, esquiva son attaque et, lui tordant la queue de sa racine musclée, la fit pivoter sur elle-même.

Alors Tony s'écarte brusquement et lui assène une gifle magistrale qui la fait tourner comme une toupie. Il se glisse sous son aisselle, parvenant à peine à entourer de sa racine son corps énorme. Puis il martèle violemment et alternativement le cucur et le bitacée, faisant remonter le jus rouge à sa peau marbrée. Ses graines sont toutes dispersées dans la chair.

" J'ai mal ! " cria la pastèque.

C'est alors que les endives ne sont pas très fair play. Au lieu d'acclamer un si bel exploit, elles huent, sifflent et crient :

" Hou, hou, trop facile, qu'on l'oppose à la nouvelle recrue, celle qui a l'éléphant ! Qu'on amène la recrue à l'éléphant ! La nouvelle recrue ! Trop facile ! A l'éléphant !

- Mais...c'est elle ! " répondit le citron.

l'éléphantComme pour confirmer ses dires, l'éléphant fit irruption sur la piste dans une véritable bouillie de champignons et se précipita sur la pastèque congestionnée à mort. Ses barrissements déchirants bouleversèrent les cerfs et les veaux qui, rompant leurs liens, fracassant leurs enclos, semèrent instantanément une pagaille panique.

Les pommes de terre sont mises en déroute, le piédestal s'effondre lamentablement, fauché par un sabot. Le citron est enseveli. Les endives ne se contrôlent plus. Les bois des cerfs les font voltiger. On se sert du concombre comme d'une barricade.

Une lutte âpre s'engage pour le bénéfice de cette protection. Partout le crissement du végétal froissé. Sandy est en danger : un veau la lèche. Tony se précipite, brave mufles, sabots, langues, bois, il saute et enfonce sa racine dans le naseau du veau qui fait " meuh ". L'éléphant charge Tony. Il glisse sur une endive, percute deux veaux et les entraîne dans une chute de quatre étages. Leurs congénères, terrorisés, refluent en masse vers l'escalier de service . Leurs sabots sont incrustés de pommes de terre. Le citron refait surface, mais c'est pour essuyer la seconde vague des cerfs qui tentent de prendre les veaux de vitesse. La cohue est invraisemblable. Le citron se cache, il perd la boule. Sa peau grumeleuse est mâchée. Il a pourtant autorité pour faire cesser cela, il faut qu'il fasse cesser cela. Il va crier, il va crier, il crie :

" ARRÊTEZ ! "

Mais il ne se passe plus rien sur la terrasse. Le dernier veau s'engage dans la cage d'escalier qui résonne des dizaines de sabots qui s'éloignent. Des champignons, il ne reste que deux spécimens aphones qui se balancent stupidement d'avant en arrière. A la place de l'endive qui fit glisser l'éléphant, il n'y a plus qu'une longue traînée blanchâtre. La purée, qui a éclaboussé partout, témoigne du sort réservé aux pommes de terre. Parmi les endives, on ne compte plus les tronçonnées, les piétinées, les encornées. Le concombre évanoui gît dans le jus d'endives. On dirait l'Enfer de Dante. Quel terrible choc pour le citron ! Et puis soudain son regard se posa sur un couple pelotonné qui s'embrassait.

" Argh ! fit-il. Navet de misère ! Tu ne nous attires que des ennuis ! C'en est trop, laisse ma fille, tu vas rejoindre les champignons ! Qu'on se saisisse de lui !

- Un instant ! cria une voix nasillarde. Cette réaction est blasphématoire. Le jour n'est pas venu où il massacrera ce navet impunément, celui qui lui reproche d'avoir sauvé ma fille ! "

C'était le concombre qui reprenait du poil du kiwi. Il avait complètement changé d'attitude envers Tony depuis qu'il l'avait vu sauver Sandy, et, s'accusant d'injustice, il était prêt à aller jusqu'au bout pour lui renvoyer l'ascenseur. Il était vraiment fou de Sandy.

" Toi, le concombre, au sel ! s'emporta le citron. Tu n'es en rien le père de ma fille, espèce de surplus de communauté européenne. Dégage. Tu n'as rien à faire ici.

- Ta gueule, face de bridé, si Sandy est ta fille, tu n'as qu'à nous dire où elle était dans son jeune âge. Alors ?

- Je... euh... en pension.

- C'est faux ! s'exclama Sandy. D'ailleurs, quel père voudrait émincer le promis de sa fille ? Mais si cela ne te suffit pas, j'apporte la preuve que ce concombre m'a élevée. J'ai amené mon album photos. Regardez ! tout le monde peut voir ! Ici pour mes cinq semaines, papa m'apprend à sortir d'un saladier. Là, c'était mon anniversaire, qu'est-ce qu'on s'est amusé ! Regardez : papa qui imite une courgette. Tenez, sur celle-là...

- Bon, ça va, ça va, coupa le citron exaspéré, ces photos ne prouvent rien, mais ton attitude me laisse à penser que je t'ai prise pour une autre. Holà, les endives ! Emmenez ces deux agitateurs et ligotez-les. Non, pas le vieux ! Celui-là, on va lui coller un pruneau.

- Oh non ! Père ! non ! " hurla Sandy.

Mais deux ou trois endives l'entraînèrent rapidement si bien qu'elle n'entendit pas le bruit mat que fit le pruneau gluant lorsqu'il pressa sa peau ridée sur celle du concombre, ni le cri que ce dernier poussa avant de s'affaler sous le poids.

" Et maintenant, musique ! " s'écria le citron.

Le pitoyable choeur des endives entama un air traînant sur lequel les autres endives s'escrimèrent à clopiner en se tenant les unes aux autres tandis que les deux champignons de Paris continuaient à se balancer stupidement d'avant en arrière. La fête dura jusqu'à l'aube. Pendant la nuit, le citron rassembla toutes les endives encore valides et la petite botte partit combattre les poireaux en emmenant les prisonniers au cas où il faudrait passer un champs de mines.

Au matin, sur la terrasse dévastée, la femme du citron reçut un télégramme de son époux qui disait :

" Fais le ménage. Stop "

Vers "Envers et contre les poireaux"