PROLOGUE

Le pavé luisait, le ciel était bas. Entre les deux se déroulait une scène formidable : une foule d'endives se pressait à Terlarigo, une foule compacte d'où s'échappait une rumeur mêlée qui pulsait l'aube. Le quartier paraissait désert. Toute la vie était concentrée dans ce coin que les torches faisaient scintiller, car c'était un jour grandiose pour les endives, une occasion qu'elles auraient ratée pour rien au monde. Toutes sans exception étaient sorties de terre et s'étaient rendues à Terlarigo sur leur grosse racine . Elles s'y pressaient maintenant en une botte compacte, suant, criant, s'amalgamant aux centaines de champignons de Paris fumants amoncelés des deux côtés d'un piédestal de pommes de terre de trente fanes de long. le piédestal

Laquelle en effet aurait voulu - aurait osé - manquer à l'appel quand Tony, le navet, allait se marier avec Sandy, la fille du citron ! décidément, le service d'ordre avait bien du mal à laisser dégagée l'aire centrale où les promis devaient apparaître. Viendraient -ils en cocotte ? en saladier ? en presse-agrumes ? Chacune y allait de sa conjecture en trépignant d'impatience.

Quand le citron apparut sur le piédestal avec sa robe solaire, le zest à la main, il y'eut un cri assourdissant et plusieurs endives se roulèrent dans la farine.

Mais voici que la terre tremble, les endives reculent en gémissant. Alors surgit Tony en majesté. Ce navet est tout ce qu'il y a de plus remarquable. La teinte incarnat est peu répandue sur sa circonférence. Il est très pâle et en même temps, il a quelque chose du radis noir. Le regard peut-être.

Son arrivée déclencha une pluie de vinaigrette (ceci étant, de la part des endives, une invite des moins équivoques). Et à juger du hurlement qui portait son nom jusqu'aux nues, je crois bien plus d'une gorge se fêla.

Mais la botte des endives masculines réclamait la divine mariée, celle qui faisait rêver toutes les endives masculines. " Sandy Sandy Sandy ". son nom résonnait, martelé par l'écho, scandé par toutes les racines, repris sans trêve comme une incantation cosmique.

Et ainsi, les deux nom psalmodiés métissaient leurs consonances, anticipant dans le monde des sons ce qui allait se produire dans celui des fruits et légumes. C'est dans cette ambiance qu'une couscoussière s'avança, fendant la multitude jusqu'à l'aire centrale. L'instant d'après, dans le silence succédant au raffut, sa carcasse grotesque libérait un être de féerie, un ovale parfait avec un petit renflement en haut et en bas : Sandy.

Sa langue est comme du cristal. Ses doigts possèdent la grâce du chevreuil. C'était bien là la fille du citron ! Toutes les endives se pressaient pour la voir et le service d'ordre failli céder devant le raz-de-potager.

Alors retentirent les hymnes des endives auxquels se joignirent les champignons de Paris, bramants et beuglants, ainsi que la voix sirupeuse du citron. Le soleil perçait à présent et tous se sentaient le coeur en joie. Tony conduisit Sandy jusqu'à la première marche de pommes de terre.

Le citron prit la parole :
" Endives, endives, mes très chères endives, un peu de silence je vous prie. Un peu de silence. J'ai dit : un peu de silence. Un tronc est à votre disposition à la sortie de Terlarigo dans lequel vous pouvez participer si vous le souhaitez à l'achat d'une grosse bonbonne d'anti-limace pour les mariés. Chut. Chut. Si nous avions nous - même deux ou trois troncs, nous serions deux ou trois fois plus forts car il n'est pas vraisemblable que nous soyons dotés de troncs supplémentaires sans les membres qui les terminent. Mais si je vous dis cela, c'est que je parle mariage, il nous est donné d'avoir deux troncs : celui du marié et celui de la mariée. Et si on coupe ces deux troncs en deux...

Vers "Prologue2"